Histoire de la Manufacture

Une prise de conscience

 

A la fin des années 1970 et début 1980, des préoccupations sur le devenir du patrimoine spadois s’expriment régulièrement à Spa.  Beaucoup concernent l’architecture et l’urbanisme, suite à de multiples démolitions de bâtiments, mais plusieurs ont trait aussi à l’artisanat d’art traditionnel.  Jugé désuet et sans utilité, cet artisanat s’éteint : seul le tourneur Alexis Maron, spécialisé dans la fabrication d’instruments de musique miniatures, produit encore du Bois de Spa et une seule boutique fournie en Bois de Spa par Messieurs Jamsin et Maron et tenue par Mme Lorange vivote rue Royale.  Le tabletier Marcel Lousberg et le tourneur Donneux ont cessé leurs activités.

 

L’idée de sauvegarder, voire de perpétuer cet élément du patrimoine grandit du côté d’une organisation culturelle (Présence et Action Culturelle).  Pourquoi ne pas tenter de produire à nouveau des jolités ?

 

Des démarches sont entreprises en vue de concrétiser l’idée, d’installer un atelier de fabrication et de bénéficier d’aides publiques, notamment d’aides à l’emploi.  Le spadois Guy Bassleer (1931-1985), député permanent de la Province de Liège, use de son influence, notamment à l’Institut Provincial des Classes Moyennes (IPCM) pour réunir les aides nécessaires. 

 

En août 1981, une exposition « Bois de Spa » de plus de 150 pièces (collections privées et publique) est organisée au Salon gris du Casino de Spa par Présence et Action Culturelles ; cette exposition relance l’intérêt pour les jolités spadoises et apporte l’appui de la population à l’initiative de créer une  manufacture à Spa. 

 

La création de la Manufacture

Le 18 septembre 1981, à l’Hôtel de Ville de Spa, la première Assemblée Générale approuve et signe les statuts de l’association sans but lucratif Manufacture des Boîtes et Jolités de Spa (publication au Moniteur belge le 28 janvier 1982 – acte 1085-82 – N° entreprise : 422 468 256).

Son objet est de « promouvoir l’artisanat d’art dans la ville de Spa et sa région, de relancer la fabrication artisanale des jolités en bois de Spa telle qu’elle existait jadis, d’en conserver le procédé original et d’en préserver la qualité et la réputation ; de développer l’artisanat de création en confiant à des artistes et artisans la décoration des objets qu’elle réalise ».

 

Les statuts accordent 2 postes d’administrateurs à des représentants de la Ville de Spa.  Les Conseils d’Administration ultérieurs réserveront un poste d’administrateur à un représentant du Musée et un autre à un représentant de l’Office du Tourisme.

 

Une convention d’occupation d’un ancien hôtel désaffecté, l’Hôtel Rosette situé à deux pas du Musée, avenue Reine Astrid 79, est conclue avec la société d’habitations sociales Le Foyer Spadois (présidé par l’échevin Georges Gonay).  L’atelier, les cuves de trempage et le magasin occuperont le rez-de-chaussée jusqu’en 1989 (vente à la s.a. Exirus et démolition du bien).  L’outillage, acquis grâce à un subside du Ministère des Classes Moyennes (Melchior Wathelet, Ministre verviétois), se compose de plusieurs machines à bois (ponceuse à bande, tour à bois, raboteuse-dégauchisseuse, toupie, scie à ruban, scie à onglet, scie sauteuse), d’une cabine de vernissage avec pistolet à vernir et compresseur et d’un aspirateur de copeaux et sciure.  Un stock de 10 m³ d’érable sycomore (acheté par la Ville) et deux cuves de trempage complètent l »installation.

 

Grâce à un Cadre Spécial Temporaire (aide publique à l’emploi, d’une durée de 2 ans renouvelable) obtenu par l’IPCM, une équipe composée d’un économiste (pour la gestion et la commercialisation) et de 4 ouvriers ébénistes est mise en place.  Deux formateurs, Alexis Maron et Constantin Le Paige, assurent l’écolage des ébénistes, avec l’aide du Service Provincial des Affaires Culturelles et l’Office des Métiers d’Art.  Appel est fait auprès d’artistes peintres de la région pour décorer les jolités, sur base de contrats de collaboration.

Alexis Maron

 

Le projet de la Manufacture prévoit une étude de marché et un plan d’affaires dans l’espoir de transformer l’asbl en société commerciale, à brève échéance.  Ces études, qui auraient dû logiquement précéder le lancement de la Manufacture, ne seront jamais réalisées.

 

Premiers succès

Durant l’année 1982, les premières pièces sortent de la Manufacture.  Suivant le gestionnaire Albert Wiliquet, les premières difficultés apparaissent aussi.  Le bois, pas assez sec se déforme ; décision est prise de l’étuver.  Parmi les 4 ébénistes, Jean-Claude Pirnay est celui qui manifeste la plus grande motivation ; sous la conduite d’Alexis Maron, il atteint de hautes compétences.  Après le décès d’un ébéniste, Eric Duchêne prendra sa place et montrera également un talent certain, tant en tabletterie qu’en tournage. 

Eric Duchêne

La décoration assurée par plus de 40 peintres amateurs ne correspond guère aux attentes.  L’arrivée de Mmes Francine Denoël, Gisèle Christophe, Yolande Ottevanger, Marie-Christine Gobiet ou Valérie Bykens permettra d’atteindre une qualité digne d’intérêt. 

Valérie Bykens

La visite privée de la princesse Paola le 21 février 1983, suivie d’une émission la RTBF (Télétourisme avec Guy Lemaire le 12 mars 1983), représentent des encouragements certains.

Mr Joseph Houssa, bourgmestre                          La Princesse Paola                                                     Mr Albert Williquet, représentant de la Manufacture

 

 

Néanmoins, les ventes n’atteignent pas le niveau espéré : les petits objets (dés à coudre, broches, porte-clés, coupe-papiers, etc) trouvent aisément acquéreurs, alors que les pièces d’exception, comme des boîtes violonées ou des coffrets à bijoux avec serrure  sont jugées trop chères.  Quelques commandes témoignent d’un intérêt, certes limité, pour les jolités de la jeune Manufacture.

 

Plusieurs orientations commerciales sont testées, les insertions publicitaires dans diverses revues (dont L’Eventail) se multiplient, on trouve même pendant quelques mois des jolités dans une boutique bruxelloise, sans résultat vraiment probant, si ce n’est d’augmenter les dépenses.

 

 

Modèles

La production s’inspire directement des modèles des XIX° et XX° siècles conservés au Musée : on dresse les plans de nombreuses boîtes de tabletterie et d’objets tournés et on réalise des gabarits pour faciliter la fabrication.  Mais le talent et le savoir-faire des tourneurs et tabletiers reste la clé de la réussite : Jean-Claude Pirnay confiera par exemple que sans la transmission de la part d’Alexis Maron de certains secrets de tournage, il eut été impossible de réaliser des objets tournés comme des boîtes rondes à couvercle emboîté.  De même, les nombreuses opérations de fabrication d’un coffret exigent du tabletier une minutie assez remarquable. 

 

 

Même si la Manufacture annonce des objets en érable, en platane et en hêtre, c’est essentiellement l’érable sycomore, trempé dans un bain d’eau additionnée de sulfate de fer additionnée d’un peu de bois de Campêche pour lui donner une teinte grise et le durcir qui est utilisé (aujourd’hui c’est l’eau du Pouhon Pierre le Grand qui est utilisée).  La décoration est laissée au libre choix de l’artiste, mais les traditionnelles bruyères et linaigrettes constituent un motif apprécié des décoratrices et de la clientèle.  Le vernis appliqué au pistolet est un vernis polyuréthane ; plusieurs couches, entrecoupées de ponçages fins, sont nécessaires.  Plus rarement, un vernis à alcool (vernis au tampon) est appliqué par l’une ou l’autre décoratrice.

 

 

Un catalogue de 86 modèles s’offre théoriquement à la clientèle, soit non décorés soit décorés et vernis.  Parmi les objets très rarement produits et très chers, citons les coupes avec socle, les grandes bonbonnières de 20 cm de diamètre, les chandeliers, les écritoires, les coffrets violon, les boîtes rognon ou ovales, les coffrets à couture, les boîtes octogonales et les coffrets recouverts de loupe d’érable.  Les objets généralement quelconques et bon marché regroupent les médailles, les écussons, les bouchons, les plaquettes, les porte-clés, les broches et les sous-verres.  Quant à la gamme intermédiaire, que la Manufacture ne cessera de promouvoir, elle se compose de boîtes yoyo, de petites boîtes rondes avec couvercle, de bonbonnières de différentes dimensions, de plumiers, de boîtes à cartes, de boîtes à courrier, de boîtes carrées ou rectangulaires de différentes dimensions, souvent avec couvercle légèrement bombé.  Les procédés de fabrication en tabletterie respectent la tradition : assemblage à coupe d’onglet renforcée par des clés (appelées pigeons), battées intérieures, charnières insérées fixées par des chevilles en bois.  Même exigence en tournage : c’est la finesse d’exécution qu’il faut atteindre.

 

Une gestion compliquée

A titre indicatif, durant l’année 1983, sortent de l’atelier 575 objets de tabletterie, 529 objets tournés et 1354 petits objets plats.  Le chiffre d’affaires est de 803.171 FB (soit 19.910 €) alors que les dépenses  atteignent, hors frais de personnel, 898.033 FB (soit 22.261 €).  On constate aussi qu’une proportion importante pouvant atteindre la moitié de la production non décorée est cédée à prix coûtant aux décoratrices, souvent en guise de rémunération.  Cette gestion grève la rentabilité de la Manufacture et favorise le développement de marchés parallèles.  Il ne sera mis fin à cette pratique qu’au début des années 2000.  Un sérieux problème de rentabilité se pose donc, que le Conseil d’Administration minimisera en tablant sur l’espoir de subsides.  Selon le rapport d’un consultant bénévole (Albert Lejeune, nov 1983), il faudrait avant tout assainir la gestion et arriver à quadrupler les ventes pour pouvoir passer en société ; les quantités produites, bien décorées, suffiraient pour atteindre le seuil de rentabilité. 

 

La gestion de la Manufacture se poursuit pourtant sans grand changement, si ce n’est une diminution de la production, tant en nombre de modèles qu’en quantités d’objets.  En effet, les aides publiques à l’emploi du début sont arrivées à échéance.

 

Déménagements

En 1989, la Manufacture doit quitter l’hôtel Rosette.  Elle s’installera rue de Renesse 26-28 à Spa de 1991 à 1999, après avoir difficilement obtenu les autorisations d’exploiter un atelier dans cette rue vouée à l’habitat, située à l’écart des voies fréquentées.  L’aide publique à l’emploi (TCT, troisième circuit de travail) qui permettait l’engagement de l’ébéniste Eric Duchêne, est prolongée.  Une décoratrice devient gestionnaire de la Manufacture.

Lorsque Eric Duchêne décide de s’installer à son compte comme menuisier-ébéniste en 1994, il obtient  la cession des machines, de l’outillage et du stock de bois, en échange de l’engagement de continuer à fournir la Manufacture en jolités.

La Manufacture quitte la rue de Renesse et loue à partir de mars 1999 un petit magasin situé à l’entrée de Spa, avenue Reine Astrid, où des décoratrices vont tenir à tour de rôle les permanences.  Un autre ébéniste fournit à l’occasion des boîtes et de petits objets tournés, d’une facture assez moyenne.  En 2008 cependant, les ventes n’atteignent plus 1.000 € par mois, trop peu pour assurer les charges.  Le décès de Yolande Ottevanger, décoratrice de talent fort impliquée dans la Manufacture, mais aussi le contexte économique défavorable, achèvent de décourager les administrateurs, qui décident de mettre fin au bail commercial en octobre 2009.

Yolande Ottevanger – Triolet

 

Une marque déposée

L’aventure de la Manufacture ne s’arrête pourtant pas là.  Le bourgmestre Joseph Houssa n’entend pas voir disparaître les jolités.  Rappelons que depuis les années 1980, la Ville dispose de son propre modèle de jolité (une boîte rectangulaire à couvercle bombé de 200x130x75 mm), qu’elle offre à toutes sortes d’occasions.  Et puis, à la demande de la Manufacture, la Ville ne vient-elle pas de déposer la marque Jolités de Spa® pour promouvoir l’artisanat d’art traditionnel spadois ?

 

Une nouvelle équipe se met en place en 2010, qui va tenter de redresser la situation.  L’objectif est modestement de maintenir une production de jolités de qualité répondant à la demande, en dégageant les moyens d’assurer la promotion.  Une convention de dépôt-vente est conclue avec un commerce spadois d’articles en bois, le Coin du Bois, pour commercialiser les jolités.  Un nouvel ébéniste tabletier, Ghislain Dejardin, réalise de façon soignée les commandes de la Manufacture.  De l’érable de bonne qualité, acheté par la Manufacture, sert à la fabrication.  Celui-ci aura trempé dans une cuve remplie d’eau du Pouhon Pierre le Grand pendant une bonne année ; la cuve d’1 m³, ainsi qu’un enclos protégé pour le séchage, sont mis à la disposition de la Manufacture par le Musée de l’Eau et de la Forêt de Bérinzenne.  Chaque objet est estampillé et reçoit un code d’identification unique, qui permettra de connaître l’identité de l’ébéniste, la date de fabrication, le nom de la décoratrice et la date de la décoration, la date et le prix de vente.  Quant à la décoration et au vernissage, une sélection est faite en vue de ne conserver que des motifs évoquant les attraits de la région spadoise.  Cette gestion des jolités, informatisée, remplace les carnets raturés du passé.  Le nouveau trésorier réalise une refonte complète de la comptabilité, tandis que le calcul du prix de revient est réajusté.

 

La Ville de Spa accorde à la Manufacture l’utilisation de la marque déposée.  En définissant des critères aisément contrôlables, la Manufacture peut dès lors certifier l’authenticité des Jolités de Spa®. 

Cette certification d’authenticité garantit l’origine spadoise de la jolité, son caractère unique et la référence à la tradition spadoise d’artisanat d’art.  Ainsi reconfiguré, le processus de production et de commercialisation paraît reposer sur des bases saines.  Bon an mal an, la commercialisation des Jolités de Spa ® reste très modeste, avec quelques centaines de pièces  écoulées par an.

 

Un patrimoine à préserver

Durant la décennie 2010-2020, la promotion de l’artisanat d’art traditionnel spadois ne faiblit pas . Signalons l’initiative de l’asbl Sparchives  (avec la réalisation de Jean-Pierre Diepart) de produire un film expliquant les Jolités et Bois de Spa, dont on trouvera de larges extraits sur ce site. D’autre part, Marie-Christine Schils, conservatrice au Musée de la Ville d’Eaux, met en contact la Manufacture et Lydwine de Moerloose, qui a étudié en 1986-1987 les bois et jolités de Spa dans le cadre de son mémoire de licence en Archéologie et Histoire de l’Art à l’Université de Louvain. Le mémoire de L. de Moerloose fait autorité parmi les connaisseurs et les collectionneurs de Bois et Jolités de Spa, si bien que l’envie est grande de réaliser à partir de ce document une publication de prestige. Ce sera chose faite en 2018, avec la sortie d’un ouvrage de référence « Spa, Ville-écrin des Jolités » signé Lydwine de Moerloose, aux éditions Prisme. C’est le Fonds Courtin-Bouché, géré par la Fondation Roi Baudouin, qui financera ce bel ouvrage. Le rôle des collectionneurs est très important dans la rédaction de cet ouvrage. Aussi est-ce sans surprise que la Manufacture crée en 2017 le Cercle des Collectionneurs des Bois et Jolités de Spa, dont il est question dans ce site..

 

Sur base des archives de la Manufacture des Boîtes et Jolités de Spa et des témoignages d’Albert Wiliquet, d’Eric Duchène et de Jean-Claude Pirnay.

 

Yves Lejeune, secrétaire

 janvier 2017- mars 2022